Méthodologie de l'entraînement
Les carburants de la performance
Nous allons maintenant nous pencher sur la question la plus cruciale pour tout professionnel du sport : comment le corps produit-il l’énergie nécessaire au mouvement ?
La physiologie énergétique est la science qui étudie les mécanismes de production d’énergie dans l’organisme. Elle nous révèle que le corps humain dispose de trois « moteurs » distincts, appelés filières énergétiques, chacun ayant ses propres caractéristiques, ses avantages et ses limites. Comprendre ces filières, c’est détenir les clés de la programmation d’entraînement moderne.
Imaginez un athlète comme une voiture hybride ultra-sophistiquée, capable de passer instantanément d’un moteur à l’autre selon les besoins. Un sprinter utilise principalement son « moteur électrique » (filière anaérobie alactique) pour une accélération fulgurante, un coureur de 800m sollicite son « moteur turbo » (filière anaérobie lactique) pour maintenir une vitesse élevée, tandis qu’un marathonien fait appel à son « moteur diesel » (filière aérobie) pour l’endurance.
Ce module vous donnera une compréhension précise de ces trois filières, de leurs interactions, et surtout de leurs applications pratiques pour optimiser l’entraînement de vos athlètes. Vous apprendrez à calibrer précisément l’intensité, la durée, le volume et les récupérations pour développer spécifiquement chaque système énergétique.
Chapitre 1 : Les Fondements de la Production d’Énergie
1.1 L’ATP : La Monnaie Énergétique Universelle
Tous les processus énergétiques du corps humain convergent vers la production d’une seule molécule : l’Adénosine Triphosphate (ATP). C’est la « monnaie énergétique » universelle de nos cellules. Que ce soit pour contracter un muscle, faire battre le cœur, ou même réfléchir, tout nécessite de l’ATP.
L’ATP fonctionne comme une batterie rechargeable :
- Décharge : ATP → ADP (Adénosine Diphosphate) + Phosphate + ÉNERGIE
- Recharge : ADP + Phosphate + énergie (provenant des aliments) → ATP
Le problème ? Nos réserves d’ATP sont minuscules : elles ne durent que 2 à 3 secondes d’effort maximal. Le corps doit donc constamment « recharger » ses batteries ATP, et c’est là qu’interviennent nos trois filières énergétiques.
1.2 Les Trois Filières Énergétiques : Vue d’Ensemble
Le corps humain possède trois systèmes de production d’énergie qui fonctionnent simultanément mais avec des contributions variables selon l’intensité et la durée de l’effort :
- Filière Anaérobie Alactique (AA) : Le système de l’instantané
- Filière Anaérobie Lactique (AL) : Le système de la puissance
- Filière Aérobie (AE) : Le système de l’endurance
Chaque filière se caractérise par :
- Sa puissance (quantité d’énergie produite par unité de temps)
- Sa capacité (quantité totale d’énergie disponible)
- Sa durée d’intervention
- Ses substrats (carburants utilisés)
- Ses déchets métaboliques


Chapitre 2 : La Filière Anaérobie Alactique (AA) – Le Système de l’Instantané
2.1 Principe de Fonctionnement
La filière anaérobie alactique est le système énergétique le plus puissant et le plus rapide. Elle utilise les réserves de créatine phosphate (CP) stockées dans les muscles pour régénérer instantanément l’ATP.
Réaction chimique : CP + ADP → ATP + Créatine
Caractéristiques :
- Sans oxygène (anaérobie)
- Sans production de lactate (alactique)
- Puissance maximale mais capacité limitée
- Substrat : Créatine phosphate
- Déchets : Aucun déchet toxique
- Facteur limitant : Épuisement des réserves de créatine phosphate
2.2 Les Deux Composantes de la Filière AA
Puissance AA (0-6 secondes) :
- Objectifs : Accélération, vitesse maximale, décélération
- Intensité : 100% de la vitesse maximale
- Durée de répétition : 2-6 secondes ou 15-50m
- Volume total de séance : 250-350m
- Nombre de répétitions : 3-5 courses
- Nombre de séries : 3-5
- Récupération entre répétitions : 1’30 à 5′ (passive)
- Récupération entre séries : 5-10′ (passive)
Capacité AA (6-15 secondes) :
- Objectifs : Endurance vitesse
- Intensité : 100% de la vitesse maximale
- Durée de répétition : 6-15 secondes ou 50-150m
- Volume total de séance : 300-600m
- Nombre de répétitions : 3-5 courses
- Nombre de séries : 2-4
- Récupération entre répétitions : 3-10′ (passive)
- Récupération entre séries : 10-15′ (passive)
Sports concernés : Sprint (100m), saut, lancer, haltérophilie, sports collectifs (accélérations, changements de direction).
Chapitre 3 : La Filière Anaérobie Lactique (AL) – Le Système de la Puissance
3.1 Principe de Fonctionnement
Quand les réserves de créatine phosphate s’épuisent, le corps fait appel à la glycolyse anaérobie. Cette filière dégrade le glucose (sucre) sans oxygène pour produire de l’ATP, mais génère de l’acide lactique comme déchet.
Réaction simplifiée : Glucose → ATP + Acide lactique
Caractéristiques :
- Sans oxygène (anaérobie)
- Production d’acide lactique (lactique)
- Puissance élevée mais capacité moyenne
- Substrat : Glucose/Glycogène
- Déchets : Acide lactique (provoque la « brûlure » musculaire)
- Facteur limitant : L’accumulation d’acide lactique qui acidifie le muscle et force l’arrêt
3.2 Les Deux Composantes de la Filière AL
Puissance AL (15-40 secondes) :
- Objectifs : Maintien d’une vitesse élevée
- Intensité : 90-100% de la vitesse maximale
- Durée de répétition : 15-40 secondes ou 150-300m
- Volume total de séance : 600-1500m
- Nombre de répétitions : 3-6 courses
- Nombre de séries : 1-3
- Récupération entre répétitions : 5-10′ (1/2 active ou passive)
- Récupération entre séries : 15-20′ (passive)
Capacité AL (40-55 secondes) :
- Objectifs : Tolérance à l’acide lactique
- Intensité : 85-90% de la vitesse maximale
- Durée de répétition : 40-55 secondes ou 300-450m
- Volume total de séance : 1000-1800m
- Nombre de répétitions : 2-5 (selon décrochage)
- Nombre de séries : 2-4 (selon décrochage)
- Récupération entre répétitions : 1’30-3′ (passive)
- Récupération entre séries : 8-15′ (passive)
Sports concernés : 400m, 800m, natation 100-200m, sports collectifs (efforts intenses répétés), cyclisme sur piste.
Chapitre 4 : La Filière Aérobie (AE) – Le Système de l’Endurance
4.1 Principe de Fonctionnement
La filière aérobie utilise l’oxygène pour « brûler » complètement les substrats énergétiques (glucose, lipides, et dans une moindre mesure, protéines). C’est le système le plus efficace et le plus « propre ».
Réaction simplifiée : Glucose + O₂ → ATP + CO₂ + H₂O
Caractéristiques :
- Avec oxygène (aérobie)
- Pas de déchets toxiques (CO₂ et eau facilement éliminés)
- Puissance modérée mais capacité quasi-illimitée
- Substrats : Glucose, lipides, protéines
- Déchets : CO₂ et H₂O (non toxiques)
- Facteur limitant : L’apport d’oxygène aux muscles (système cardiovasculaire)
4.2 Les Trois Secteurs de la Filière Aérobie
Secteur Haut (90-105% VMA) :
- Objectifs : Développement de la VMA (Vitesse Maximale Aérobie)
- Intensité : 90-105% de la VMA
- Durée de répétition : 15 secondes à 6 minutes
- Volume total de séance : 10-24 minutes
- Nombre de répétitions : 2-10
- Nombre de séries : 1-3
- Récupération entre répétitions : Active, inférieure ou égale au temps d’effort
- Récupération entre séries : 3-7′ (active)
Secteur Intermédiaire (80-85% VMA) :
- Objectifs : Endurance active ou seuil anaérobie
- Intensité : 80-85% de la VMA
- Durée de répétition : 4-10 minutes
- Volume total de séance : 15-30 minutes
- Nombre de répétitions : 3-6
- Nombre de séries : 1
- Récupération entre répétitions : Active, moitié du temps d’effort ou 1/3 du temps d’effort
Secteur Bas (50-80% VMA) :
- Objectifs : Endurance fondamentale
- Intensité : 50-80% de la VMA
- Durée : 20 minutes à 1h30 en continu
- Nombre de répétitions : 1 (effort continu)
- Récupération : Aucune (effort continu)
Sports concernés : Course de fond, cyclisme sur route, natation longue distance, triathlon, sports collectifs (base aérobie).
Résumé des filières énergétiques :
Anaérobie Alactique | Anaérobie Lactique | |||
Puissance AA | Capacité AA | Puissance AL | Capacité AL | |
Objectifs | Accéleration Vitesse max Endurance vitesse décélération | |||
Intensité | 100% vitesse max | 100% vitesse max | 90%-100% Vitesse max | 85-90% Vitesse max |
durée de la répétition (exercice ou course) ou distance | 0-6sec ou 15 à 50m | 6-15sec ou 50-150m | 15-40sec ou 150-300m | 40-55sec ou 300 à 450m |
Volume: Durée totale ou distance totale de séance | 250 à 350m | 300 à 600m | 600 à 1500m | 1000 à 1800m |
Nombre de répétitions (ex nb de courses) | 3 à 5 | 3 à 5 | 3 à 6 | 2 à 5 suivant décrochage |
Nombre de séries ( 1série= plusieurs courses) | 3 à 5 | 2 à 4 | 1 à 3 | 2 à 4 suivant décrochage |
Récupération entre les répétitions (entre les course) = r | 1’30 à 5′ | 3 à 10′ | 5 à 10′ | 1’30 à 3′ |
Récupération entre les séries (entre les block de courses) = R | 5 à 10′ | 10 à 15′ | 15 à 20′ | 8 à 15′ |
Nature de la récupération | passive | passive | 1/2 active ou passive | passive |
Aérobie | |||
Secteur haut | Secteur intermédiaire | Secteur bas | |
Objectifs | VMA | endurance active ou seuil | endurance fondamentale |
Intensité | 90 à 105% de VMA | 80-85% de VMA | 50-80% de VMA |
Durée de la répétition (exercice ou course) ou distance | 15 » à 6′ | 4′ à 10′ | 20′ à 1h30 en continue |
Volume: Durée totale ou distance totale de séance | 10′ à 24′ | 15′ à 30′ |
|
Nombre de répétitions (ex nb de courses) | 2 à 10 | 3 à 6 | 1 |
Nombre de séries (1 série = plusieurs courses) | 1 à 3 | 1 | 1 |
Récupération entre les répétitions (entre les courses) = r | inférieure ou égale au temps d’effort | moitié du temps d’effort ou 1/3 tps d’effort | X |
Récupération entre les séries (entre les block de courses) = R | 3 à 7′ |
| X |
Nature de la récupération | Active | Active | X |
Chapitre 5 : Interactions et Applications Pratiques
5.1 La Complémentarité des Filières
Les trois filières ne fonctionnent jamais de manière isolée. Elles interagissent constamment selon la durée et l’intensité de l’effort :
- Effort de 10 secondes : 50% AA + 45% AL + 5% AE
- Effort de 30 secondes : 25% AA + 65% AL + 10% AE
- Effort de 1 minute : 15% AA + 65% AL + 20% AE
- Effort de 2 minutes : 10% AA + 45% AL + 45% AE
- Effort de 10 minutes : 5% AA + 15% AL + 80% AE
- Effort de 1 heure : 2% AA + 8% AL + 90% AE
5.2 Planification de l’Entraînement
Principe de spécificité : L’entraînement doit solliciter prioritairement la filière dominante de la discipline.
Exemple – Coureur de 400m :
- 60% du volume : Filière anaérobie lactique
- 25% du volume : Filière anaérobie alactique
- 15% du volume : Filière aérobie (récupération et base)
Exemple – Marathonien :
- 80% du volume : Filière aérobie (secteur bas et intermédiaire)
- 15% du volume : Filière aérobie (secteur haut)
- 5% du volume : Filières anaérobies (économie de course)
Exemple – Joueur de football :
- 50% du volume : Filière aérobie (base d’endurance)
- 30% du volume : Filière anaérobie alactique (sprints répétés)
- 20% du volume : Filière anaérobie lactique (efforts intenses)
5.3 Indicateurs de Performance et Tests
VMA (Vitesse Maximale Aérobie) : Vitesse à laquelle la consommation d’oxygène est maximale. C’est la référence pour calibrer l’entraînement aérobie. Elle se mesure par des tests progressifs (test de Léger-Boucher, test sur piste).
Seuils :
- Seuil aérobie (SV1) : ~80% VMA – Intensité maximale en équilibre lactique
- Seuil anaérobie (SV2) : ~90% VMA – Intensité maximale de production/élimination du lactate
Tests spécifiques :
- Test de Wingate : Évalue la puissance anaérobie alactique et lactique
- Test de Margaria : Mesure la puissance anaérobie alactique
- Test de Cooper : Évalue la capacité aérobie
Chaque séance d’entraînement devient un outil précis pour développer une filière spécifique, avec des paramètres d’intensité, de durée, de volume et de récupération parfaitement calibrés. Vous pouvez désormais analyser les besoins énergétiques de n’importe quel sport et construire des programmes d’entraînement sur mesure.
L’art du préparateur physique moderne réside dans cette capacité à orchestrer les trois filières pour créer l’athlète complet, performant et résistant à la fatigue. Vous avez maintenant les outils pour transformer le potentiel en performance, en respectant les lois fondamentales de la physiologie énergétique.